- THÉÂTRES DU MONDE - La tradition indienne
- THÉÂTRES DU MONDE - La tradition indienneLe théâtre indien traditionnel est tout à la fois art littéraire, musique, danse et architecture. Ses origines plongent dans un passé insondable. On a cru un moment pouvoir y déceler une influence grecque. Mais les analogies entre le théâtre grec et le théâtre indien sont plus rares que leurs divergences ne sont profondes et paraissent s’expliquer par le jeu des coïncidences. Sylvain Lévi, dans son admirable Théâtre indien (publié en 1890, cet ouvrage déclencha un puissant mouvement d’intérêt pour la dramaturgie indienne), préoccupé de donner au drame sanskrit une base historique et renonçant à découvrir scientifiquement ses sources lointaines (entreprise restée impossible à réaliser), le fit surgir sous les えaka, envahisseurs venus d’Asie centrale. Sten Konow fut le seul à admettre cette hypothèse, la localisant même à Mathur , au milieu du Ier siècle de notre ère. Cependant, la découverte, à partir de 1910, de treize ouvrages dramatiques d’inspiration soit ramaïte, soit krishnaïte, attribués à Bh sa dont on croyait l’œuvre perdue, et prédécesseur de K lid sa qui le cite; celle, en 1911, de fragments de drames bouddhiques conservés sur feuilles de palmier, notamment le え riputra-prakarana , donné par la tradition comme l’œuvre d’A ルvaghosa, contemporain du roi Kanishka au Ier siècle de notre ère, font rejeter la possibilité d’une origine étrangère.D’ailleurs, bien avant cette période préclassique que ces œuvres éclairent, il se produisit vraisemblablement une préparation védique. Le rituel comportant des scènes dramatisées, les joutes religieuses qui, dans le cadre des grandes solennités, engendrèrent les premiers essais de composition dramatique, et surtout le sacrifice védique précédé d’un prologue, où interviennent des processions, des paroles entremêlées de chants, et qui se termine par un épilogue, n’annoncent-ils pas un drame en puissance? Et ce drame a jailli également des mythes indigènes pour évoluer vers un théâtre spécifiquement indien.Dans sa forme classique, il est d’expression sanskrite et adopte le genre noble ou «héroïque» ou celui de la «comédie de harem». Or, depuis l’ère chrétienne, bien que l’apogée du théâtre sanskrit se plaçât au Ve siècle avec K lid sa, on ne cessa jamais de composer dans la «langue des dieux» qui se prête aujourd’hui encore à une production théâtrale assez active.Parallèlement d’ailleurs, aux environs du XIIIe et du XIVe siècle, à mesure qu’atteignaient l’expression littéraire les langues dérivées du sanskrit, il se constitua un nouveau répertoire s’ajoutant à celui qu’élaboraient les langues dravidiennes, spécialement le tamil , ou tamoul , et le télougou , ou telugu , qui bénéficiaient d’un très long passé.Un nouveau théâtre réaliste, fait d’action, non religieux, a commencé à s’esquisser dans l’Inde vers le milieu du siècle dernier. Il a d’abord donné lieu, sous l’influence des Anglais, à des compositions d’un type sagement bourgeois et aussi à des adaptations des auteurs occidentaux. Elles étaient surtout destinées aux étrangers résidant dans l’Inde et ne répondaient pas aux besoins du public indigène.Actuellement, le théâtre indien, par des procédés d’un modernisme parfois hardi, s’emploie à rechercher des moyens d’expression lui permettant d’abolir le cloisonnement dû à l’existence des langues provinciales afin d’atteindre un art vraiment national.La théorie théâtraleSelon la tradition qui plonge par ses racines dans la mythologie, le «Traité d’art dramatique» ou Natya ご stra aurait été obtenu par Brahman lui-même en prélevant sur chacun des quatre Védas la matière nécessaire à la création d’un art total. Ainsi naquit le cinquième Véda qui, en trente-sept ou trente-huit adhy ya , ou «lectures», représente une série de manuels destinés à tous ceux que concerne l’art dramatique: architecte, prêtre, charpentier, musicien, maître à danser, chef d’orchestre, acteur et critique.Pour exprimer cet art total associant récitation, danse, chant et mimique, c’est à Bharata, dont on sait seulement que le nom signifie «acteur», qu’il revint d’«inventer» le théâtre et de présenter sa mise en scène devant les dieux et les démons. Les dieux, satisfaits, décidèrent de s’associer pour servir le culte du théâtre. えiva accorda la danse sauvage, P rvati la danse voluptueuse; Vishnu donna les «quatre styles» correspondant aux quatre manières: gracieuse pour l’érotique, grandiose pour l’héroïque, violente pour exprimer des sentiments furieux, enfin verbale pour s’adapter au prologue et ne tenant compte que du son; quant à Vi ごvakarman, il fournit l’édifice. Les démons acceptèrent le drame en exigeant que le mal et le bien y soient représentés afin d’obtenir une vue exacte du monde. C’est ainsi que mythologiquement le drame put être transporté du ciel sur la terre.Quant au Bh ratiya-N tya ご stra , il n’a été transmis que sous une forme remaniée datant seulement du VIe siècle environ. Il traite de toutes les ressources de la technique: construction et consécration du théâtre, prélude, danse et mimique, sentiments et états, mètres, figures et qualités, dialectes, modes d’adresse, intonation, les dix types de composition dramatique, action, costumes et fards, caractères, distribution et acteurs, représentation, musique et chant.L’esthétiquePar le N tya ご stra , ses refontes, ses commentateurs et ses continuateurs s’est codifiée la doctrine si importante du rasa , ou «sentiment». «C’est, d’après L. Renou, un état subjectif du lecteur ou de l’auditeur par lequel les émotions dormantes qu’il est en état d’éprouver sont réveillées au contact de l’œuvre littéraire et donnent la sensation d’un plaisir, d’une volupté.» Ainsi peuvent se trouver ranimées des impressions anciennement ressenties ou même transmises de vies antérieures.Le rasa se fonde sur un état émotionnel stable, s’appuyant sur des «déterminants» (essentiels ou seulement excitants), sur des manifestations extérieures: larmes, sueur, regards... Il s’y ajoute les «états complémentaires»: on en compte trente-trois, le remords, la faiblesse, la joie, l’inquiétude...Dès Bharata, le rasa offre quatre formes primaires répondant aux sentiments «érotique», «furieux», «héroïque», «odieux», engendrant quatre formes secondaires: «comique», «pathétique», «merveilleux», «terrible». À ces huit rasa répondent amour, colère, courage, aversion, joie, douleur, étonnement, terreur. Il s’est ainsi constitué huit séries dont chacune est dotée de couleurs, d’emblèmes et de divinités particulières. À partir de l’Alank ras rasangraha , «le résumé de l’essence des ornements [poétiques]» dont l’auteur, Udbhata, vivait au VIIIe siècle à la cour du roi du Cachemire, s’ajoute, sans être cependant accepté par tous, un neuvième rasa , «sentiment d’apaisement», correspondant à l’état de l’ascète, du saint. À partir du XIVe siècle, la poétique vishnuite introduit un dixième rasa , «sentiment d’affection». Il y eut plus tard un effort pour réduire les rasa à l’unité: au merveilleux, au pathétique et surtout à l’érotique dont les classifications dénombrent trois cent quatre-vingt-quatre types d’amoureuse ! Le but est d’obtenir pour chaque œuvre dramatique un rasa dominant.Théâtre et mise en scèneSous le patronage obligatoire d’un roi ou d’un grand personnage, la représentation avait lieu non dans un théâtre, mais dans un temple ou dans le palais royal, à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie. Les spectateurs se trouvaient placés selon leurs castes ou leurs métiers dans une salle rectangulaire (beaucoup de gens n’étaient pas admis, notamment aux n taka représentant la forme la plus haute de la comédie héroïque) où s’improvisait à une extrémité une scène séparée des coulisses par un rideau tenu par deux jeunes filles. La mimique, la description orale se substituaient au décor qui n’existait pas. Il y a très peu d’accessoires artistiques dans les formes élevées, mais ils se multiplient dans les genres inférieurs. Certaines pièces où il convient de créer des impressions magiques doivent utiliser des étendards, des chars célestes, des cuirasses, des boucliers obtenus par un travail de modelage. Chargés de valeurs symboliques, fards et costumes concourent à la représentation matérielle. La couleur claire pour le visage convient aux gens heureux, et pour le vêtement à ceux qui se présentent devant un dieu. Mais le dieu lui-même porte un costume bariolé ainsi que les démons et les amoureux.Les préliminairesUne série d’actes et de rites religieux destinés à écarter les obstacles constitue le préambule de la représentation. Le premier de ses vingt-deux éléments (ce nombre a même été augmenté dans des textes ultérieurs au Natya ご stra ) est le battement du tambour. Il annonce la «descente sur scène» des musiciens (tambourins, luth, cithare, flûte) et du chœur. Il se produit alors notamment l’accord des voix et des instruments, les processions, les chants, les danses, la bénédiction propitiatoire, la prière à Ganeça, le «Seigneur des obstacles» et aux divinités veillant sur les points cardinaux. Le «porte-cordeau» ou architecte, qui est le chef de la troupe et assure la direction de ce début, laisse alors au «régisseur» le soin de révéler le nom de la pièce et de son auteur et d’ouvrir le prologue.Les acteurs«Premier rôle» de la pièce, le chef de la troupe doit, d’après le Natya ご stra , connaître les «instruments de musique, les traités techniques, les nombreux dialectes, l’art de gouverner, le commerce des courtisanes, les ouvrages sur la poétique, les allures, les façons, la rhétorique, le jeu dramatique, les arts industriels, la métrique, les planètes, le zodiaque lunaire, le parler local, la terre, les contrées, les pays, les montagnes, les habitants, l’histoire ancienne, les généalogies royales». En outre, «il a de la mémoire, de l’esprit, de la dignité, de la noblesse; il est ferme, honnête, bien portant, aimable, patient, maître de lui, aimable en paroles, véridique, courtois et sans cupidité». Aux comédiens constituant la troupe «il faut de la fraîcheur, de la beauté, un visage large et agréable, des yeux longs, des lèvres rouges, des dents jolies, un cou rond comme un bracelet, des bras bien faits, une taille fine, des reins larges, des cuisses puissantes [...] du charme, de la grâce, de la dignité, de la noblesse, de la fierté, le teint bien clair ou bien foncé». Divisés en trois séries correspondant à leurs compétences (les femmes assurant en général les rôles féminins), ils devenaient, au moins pour les rôles principaux, des titulaires fixes.Le sujetTraditionnel (nécessitant parfois l’ennoblissement du héros pour obtenir une image idéale), inventé ou mixte, le sujet comporte cinq éléments correspondant aux cinq situations du personnage (entreprise, effort, espoir du succès, certitude et enfin succès). Par la combinaison des situations et des éléments s’obtiennent les cinq jointures de l’action: ouverture, progrès, développement, délibération, conclusion.Le nombre des actes, variant entre un et dix, n’est pas libre. Ainsi, le drame fantastique comporte quatre actes, le drame surnaturel trois, la comédie-bouffe un seul.Tout ce qui est représenté ayant pour but de produire le rasa , les sujets empreints de tristesse ou de vulgarité sont proscrits.Le théâtre non traditionnelThéâtre populaireParallèlement à ce théâtre conventionnel s’est développé en Inde, depuis un temps également immémorial, un théâtre non écrit de forme assez fruste mais présentant un intéressant répertoire de folklore où alternent dialogues, chants, intermède musical ou dansé. Manifestant la vigueur que laisse l’indépendance, combinant tradition orale et improvisation, il a sans cesse «alimenté, inconsciemment dirigé le théâtre proprement littéraire». Les drames de Tagore, par exemple, n’ont-ils pas, en s’appuyant sur des légendes du Bengale, obtenu l’attention du public en répondant à sa sensibilité?Le vrai théâtre populaire a surtout lieu dans les campagnes. Mulk Raj Anand, durant une nuit entière, assista avec émotion, à Guntur, dans l’État de Madras, à une représentation de la ballade de Venkataramani dite par trois jeunes paysans. Trente mille spectateurs attentifs et passionnés y reprenaient les refrains en chœur!Chaque province, selon son goût et ses moyens d’expression, présente des particularités. En pays marathe, on assiste à des drames historiques, des comédies sociales ou satiriques. En pays andhra, on puise l’inspiration plus spécialement dans le terroir. Un des éléments de la réalisation est la burrakath , récitation bardique mêlée de chant populaire (en langue télougou) à trois personnages dont l’un est le maître de jeu, les deux autres chantant en s’accompagnant d’un tambour oblong. Et c’est encore dans le sud de l’Inde, en pays tamoul et andhra, que se pratique le théâtre d’ombres pour exprimer des scènes du R m yana et du Mah bh rata: derrière une toile tendue et éclairée, des figurines de peaux découpées, animées par un manipulateur (analogue au wayang kulit de Java) ou suspendues à plusieurs fils actionnant le corps et les bras (technique du wayang golek ), apparaissent en transparence.Le kath size=4kaliPar l’utilisation d’une technique très particulière, le spectacle du kath kali , qui se pratique au Kérala, exprime le plus souvent des épisodes du R m yana. Les acteurs, rhapsodes professionnels, revêtus de costumes somptueux alourdis d’ornements allégoriques, présentent un visage rendu impassible par l’épaisseur d’un maquillage qui atteint la consistance d’un masque. L’expressivité est due au jeu symbolique des mains et des doigts qui réalisent les mudras ou «sceaux». Leur origine est très ancienne et les traités de mimique du théâtre traditionnel nomment en les décrivant avec précision chacun des gestes symboliques. Ainsi, pour figurer l’arrosage d’un arbre, l’héroïne «dispose d’abord ses mains en nalin 稜padmako ルa (bourgeon de lotus), et elle les croise sans les appliquer l’une contre l’autre, les recourbe en bec de perroquet et les tourne vers le sol en opposant le revers de l’une au revers de l’autre». Mais le kath kali a multiplié les figurations complémentaires en partant des positions fondamentales ou «clefs», de manière à décrire symboliquement les objets, les émotions ou les notions les plus abstraites.Le théâtre moderneL’Inde est à la recherche d’un théâtre national vivant. L’intérêt pour les activités théâtrales se développe à travers l’Inde entière où de nombreux animateurs suscitent la création de troupes d’amateurs enthousiastes. Mais leurs objectifs sont le plus souvent très divergents, et il est exceptionnel qu’elles prennent entre elles des contacts leur permettant de confronter leurs expériences. Il en résulte une certaine confusion.À Delhi s’élabore une formule de théâtre contemporain. Capitale politique, Delhi se prête au rôle de capitale artistique, apte à canaliser les efforts dispersés. La Sangeet Natak Akademi, créée en 1953, procède à la recherche méthodique et à l’étude des différentes formes d’art du pays. Des troupes de toutes les provinces, invitées à venir donner dans leurs propres langues des représentations dans la capitale, y attirent un auditoire issu principalement de leurs régions linguistiques. Cependant, c’est dans les années 1960 que la National School of Drama, dirigée par E. Alkazi, ouvrit au théâtre indien de nouvelles dimensions et de nouvelles perspectives. Alkazi réussit notamment à atteindre le réalisme et à réinterpréter le passé en lui rendant sa vitalité. Ainsi, par la représentation de Hori , se trouva recréée, par le costume, les lumières, le jeu des acteurs, l’atmosphère d’un village (région de Delhi) au début du siècle. En outre, il ouvrit le public à la compréhension de Brecht. Les deux meilleures troupes de Delhi, Abhiyan et Dishantar (fondée avec des étudiants de la N.S.D. en 1968), issues de cette nouvelle orientation, se montrent en mesure de faire perdre au théâtre son caractère de simple divertissement en l’élevant à un rôle social. En 1971, la Dishantar collabora à la présentation de Billi Chali Ke Jutta , illustrant une conception neuve de la place que doit occuper le corps de l’acteur dans l’espace et intégrant le public dans le spectacle. Le Naya Theatre, sous l’impulsion de son directeur, Habib Tanvir, multiplie les expériences, choisissant de représenter des satires sociales, transposant des éléments traditionnels dans des réalisations modernes ou dans le théâtre rural, utilisant la pantomime, cherchant à parvenir à un contact direct avec le public. Pour transmettre son message, il eut l’idée ingénieuse de procurer à sa troupe une activité itinérante en utilisant un camion se transformant en scène. Il put offrir ainsi, en quarante jours, trente-deux représentations d’Indra Lok Sabha dans trente-deux localités différentes et réunir d’immenses auditoires.À Madras, le National Theatre déploie son activité dans un sens traditionnel, et tout autour se multiplient des nuées de groupes d’amateurs. Mais à Calcutta, en dehors de toutes préoccupations commerciales, s’est fondé l’Autre Théâtre, dont la production est intense depuis 1960. C’est un théâtre sociopolitique, accueillant tous les partis et guidé par des disciplines intellectuelles. Il s’est établi sur les ruines de celui qui, à l’instigation d’une association d’écrivains et d’artistes antifascistes du Bengale, avait monté en 1944 Nabanna (La Moisson ), de Bijon Bhattacharya, ayant pour thème la vie du paysan durant la famine de 1943: accueilli avec succès, il s’était de lui-même lentement dégradé en substituant l’idéal marxiste aux valeurs esthétiques.À Delhi, Alok Roy a formé le groupe de théâtre Jagran, le «théâtre de l’opprimé». Ses acteurs, vêtus de loques, représentent des personnages grotesques personnifiant les fléaux de l’Inde. Ils plongent dans la foule misérable, l’invitant à les détruire par la moquerie la plus explosive. Ainsi se crée un déchaînement de rires hurlants, libératoires.Par son langage résolument contemporain, exprimant son contact avec la réalité, le théâtre indien moderne se refuse à être, comme le théâtre sanskrit, un théâtre d’états d’âme et de personnages-symboles. Il cherche à faire atteindre et à partager avec les spectateurs non pas l’apaisement, mais une tension dramatique.
Encyclopédie Universelle. 2012.